La coopération stratégique avec Washington s’est trouvée fragilisée par un mot menaçant. Depuis la Maison‑Blanche, le président américain a accusé le Nigeria de massacres contre des chrétiens et évoqué une possible action militaire si Abuja ne réagissait pas.
La riposte nigériane a été immédiate mais mesurée : dialoguer, désamorcer, préserver l’alliance. Yusuf Tuggar présente la crise comme un accroc — mais l’accroc révèle une fissure plus profonde entre souverainetés et récits internationaux.
La sécurité devient un langage à double tranchant. Washington invoque la protection des communautés religieuses pour justifier la pression. Le Nigeria y voit une mise en scène coloniale qui fragilise sa souveraineté.
Abuja doit agir contre les groupes armés sans céder à un arbitrage extérieur. La bataille se joue sur deux fronts : les armes et les récits. Les mots précèdent les projectiles et peuvent remodeler durablement la géopolitique africaine.
« Nous travaillons avec Washington pour définir une coopération face aux menaces sécuritaires mondiales », a affirmé Yusuf Tuggar dans une interview exclusive à Abuja.
– Menace existentielle contre le christianisme –
Au début du mois, Donald Trump a déclaré avoir demandé au Pentagone de préparer un plan d’attaque contre le Nigeria. Motif invoqué : des islamistes radicaux « tuent les chrétiens en très grand nombre ». Le pays le plus peuplé d’Afrique se retrouve ainsi placé au centre d’une menace militaire américaine.
Interrogé par l’AFP sur une éventuelle frappe américaine contre le Nigeria, Yusuf Tuggar a répondu : « Non, je ne pense pas.» Le ministre des Affaires étrangères a ainsi écarté l’hypothèse d’une attaque, minimisant la menace brandie par Washington.
« Parce que nous continuons à discuter et, comme je l’ai dit, les discussions ont progressé. Nous avons dépassé ce stade » des menaces, a-t-il ajouté.
« C’est un léger accroc dans une relation longue et prestigieuse », a déclaré le ministre. Il assure que la collaboration avec Washington reste étroite et continue.
Le président américain a affirmé que le christianisme faisait face à une « menace existentielle » au Nigeria. Il a prévenu qu’Abuja ne mettait pas fin aux massacres, les États‑Unis interviendraient. Selon lui, l’attaque serait « rapide, violente et efficace ».
– Insécurité –
Le Nigeria, géant démographique de l’Afrique avec ses 230 millions d’âmes, porte en lui une fracture symbolique. Au sud, le christianisme structure les communautés et les récits collectifs. Au nord, l’islam façonne l’identité et l’ordre social. La division est presque équilibrée, comme deux pôles qui se regardent et se répondent.
Cette géographie religieuse n’est pas seulement statistique : elle est le théâtre d’une tension permanente. Elle nourrit les discours politiques, attise les rivalités et devient le miroir des inquiétudes internationales.
Le pays se tient ainsi à la croisée des chemins : entre coexistence fragile et instrumentalisation des différences, entre souveraineté nationale et pressions extérieures.
Dans ce partage, chaque camp incarne une mémoire et une espérance. Mais l’équilibre, aussi précis soit‑il, reste vulnérable : il suffit d’un mot, d’une menace ou d’une intervention pour transformer la ligne invisible en fracture ouverte.
Il est le théâtre de nombreux conflits qui tuent aussi bien des chrétiens que des musulmans, souvent sans distinction.
Dans le nord-est du pays, l’insurrection jihadiste menée par le groupe Boko Haram (actif depuis 2009) et sa faction dissidente rivale de l’État islamique en Afrique de l’Ouest (Iswap) a fait plus de 40 000 morts et forcé plus de deux millions de personnes à fuir leurs foyers, selon l’ONU.
Elle s’est étendue ces dernières années dans les zones limitrophes, aux Niger, Cameroun et Tchad voisins, entraînant la création d’une coalition militaire régionale.
– Abuja défend sa souveraineté –
Dans le nord-ouest et le centre du Nigeria, des gangs criminels, appelés localement « bandits », sèment la terreur, attaquant des villages, enlevant des habitants, pillant et incendiant des maisons.
Des affrontements sanglants entre agriculteurs majoritairement chrétiens et éleveurs peuls musulmans ont aussi ensanglanté plusieurs États du centre du Nigeria, des violences qui, au-delà des questions ethniques et religieuses, trouvent selon les experts leurs causes profondes dans la mauvaise gestion foncière et l’absence d’autorité dans les zones rurales.
Selon M. Tuggar, les problèmes sécuritaires « tuent plus de musulmans que de chrétiens » et résultent de « facteurs exogènes » au Nigeria, comme la dégradation de la sécurité et l’augmentation de la menace jihadiste au Sahel.
Il a affirmé que son pays s’était efforcé de répondre aux multiples crises sécuritaires, notamment celles liées aux bandes criminelles.
La réalité, « c’est un gouvernement qui combat l’insurrection, qui lutte contre le terrorisme dans notre région », a-t-il affirmé, « parfois avec beaucoup de succès, parfois avec des revers dus à des facteurs exogènes, non à des erreurs de notre part ».
– Accusations –
M.Tuggar a indiqué que si les États-Unis ou tout autre pays souhaitent s’associer au Nigeria pour l’aider à relever les défis sécuritaires, le Nigeria y est « plus que favorable ».
« Mais le Nigeria, ses forces de sécurité, ses troupes et son armée doivent être en première ligne », a-t-il poursuivi.
Depuis les propos de Donald Trump, les autorités nigérianes ont multiplié les déclarations assurant que le Nigeria ne tolère aucune persécution religieuse.
Ces accusations de persécutions contre les chrétiens sont relayées à Washington par des acteurs politiques conservateurs, des associations de défense des chrétiens mais aussi des séparatistes biafrais.
« La désinformation vient de l’ère des réseaux sociaux, qui abreuvent les gens de fausses informations », a déclaré Yusuf Tuggar.
Quand Donald Trump a évoqué le sort des chrétiens au Nigeria, Abuja n’avait pas d’ambassadeur à Washington. Le président Bola Tinubu avait rappelé la quasi‑totalité des ambassadeurs en 2023 pour un examen d’« efficacité ». La plupart n’ont pas encore été remplacés.
« Nous avons des personnes compétentes, que nous ayons ou non des ambassadeurs accrédités », estime toutefois M.Tuggar.
Fin octobre, Donald Trump a ordonné d’ajouter le Nigeria à la liste des pays « particulièrement préoccupants » en matière de liberté religieuse. Le Congrès doit examiner cette requête jeudi. Si elle est validée, des sanctions pourraient viser des responsables nigérians.
Source: Agence France-Presse
















