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Comment Fridolin Nke interprète et limite l’individu qui construit le collectif

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Trans Afrique

Lorsque Fridolin Nke affirme que « l’individualisme est un excès » et que Maurice Kamto serait « l’homme des excès », il ne lance pas une provocation. Il impose un diagnostic lourd : Kamto incarnerait une rupture avec l’âme communautaire africaine, une dérive occidentale, une hypertrophie du “je” menaçant le “nous”. Une accusation qui résonne dans un pays où la communauté demeure refuge et matrice. Pourtant, c’est précisément là que se joue l’individu qui construit le collectif.

Mais cette critique repose sur une confusion majeure. Elle ignore la diversité des formes d’individualisme, méconnaît les logiques internes des sociétés africaines et passe à côté d’un fait essentiel : l’Afrique n’a jamais été étrangère à l’individualisme productif.
Certaines communautés, comme les Bamiléké, en ont même fait un moteur de développement.

Et surtout, elle méconnaît la pensée réelle de Maurice Kamto, telle qu’il la formule dans L’Urgence de la pensée, où il défend non pas un individualisme égoïste, mais un individualisme éthique, responsable, créateur.

Cet article propose une lecture plus rigoureuse, plus ancrée, plus lucide du débat.

1. L’individualisme selon Fridolin Nke : un excès, une menace, une rupture

Pour Fridolin Nke, l’individualisme n’est pas seulement une faute morale. C’est une transgression. Une sortie de route. Un franchissement des limites qui, selon lui, définissent la mesure africaine.

Dans son regard, l’Afrique se tient sur un socle ancien : celui des communautés où le groupe précède l’individu, où la réussite n’a de sens que partagée, où l’identité se reçoit du lignage avant de se construire soi-même, où la solidarité n’est pas un choix mais une obligation vitale.

Dans cet univers, affirmer trop fortement le “je” revient à rompre l’équilibre. C’est introduire une tension dans le tissu social, une violence symbolique contre le “nous”.

L’individualisme devient alors plus qu’un comportement : il devient un signe. Celui d’une influence étrangère, d’une modernité déstabilisante, d’une menace qui fissure la cohésion et ouvre la porte aux excès.

C’est à partir de cette grille que Nke qualifie Kamto « d’homme des excès ». Non parce qu’il multiplierait les gestes outranciers, mais parce qu’il incarne, selon lui, une philosophie trop tranchée : la responsabilité individuelle poussée à l’extrême, le mérite comme étendard, la discipline comme moteur, la performance comme horizon.

Autant de valeurs qui, dans la lecture de Nke, bousculent l’ordre communautaire et déplacent la frontière du tolérable.

Mais cette interprétation, aussi séduisante que radicale, repose sur un malentendu plus profond : elle confond la critique d’un système avec la négation d’une culture, et transforme une tension politique en affrontement symbolique.

2. Ce que dit réellement Kamto : un individualisme de responsabilité

Dans L’Urgence de la pensée, Maurice Kamto pose un principe qui agit comme une déflagration silencieuse : un pays ne change que lorsque ses citoyens changent. La réforme collective commence par une réforme intime.

Dans sa vision, la discipline personnelle n’est pas un simple trait de caractère, mais un devoir civique. La compétence individuelle devient une exigence morale. L’initiative personnelle, un souffle qui entraîne le groupe.

À l’inverse, l’attentisme communautaire agit comme un poids mort, un frein invisible qui retient la société dans l’immobilisme. Quant à la pensée critique, elle devient un acte de responsabilité, presque un geste de libération.

Kamto s’oppose frontalement aux cultures politiques où l’on attend tout du groupe, du chef ou de l’État. Pour lui, cette dépendance chronique « infantilise » le citoyen, l’empêche de se tenir debout et bloque l’émergence d’une élite capable d’ouvrir des chemins nouveaux.

Ce qu’il défend n’a rien d’un individualisme égoïste, replié sur lui-même. Ce n’est pas non plus un individualisme occidental, déraciné ou décontextualisé. C’est un individualisme méritocratique, éthique, productif : un individualisme qui responsabilise, qui élève, qui structure.

Un individualisme qui ne rompt pas avec la communauté, mais qui la fortifie en la rendant plus exigeante, plus lucide, plus capable.

3. L’individualisme n’est pas un bloc : destructeur, libéral, productif

Le débat camerounais trébuche souvent sur un mot : “individualisme”. On l’emploie comme s’il désignait une seule réalité, un bloc homogène, une menace uniforme. Or, derrière ce terme se cachent au moins trois logiques, trois visions du monde, trois manières d’habiter la société.

Le premier, c’est l’individualisme destructeur : celui de l’égoïsme, du narcissisme, de la rupture du lien social. C’est l’individualisme qui isole, qui fragmente, qui dévitalise. Celui que Fridolin Nke dénonce — et son alerte est légitime.

Le deuxième, c’est l’individualisme libéral : celui de l’autonomie, du choix personnel, de la primauté de l’individu sur le collectif. C’est le modèle des sociétés occidentales modernes, où la liberté individuelle devient la valeur cardinale.

Le troisième, plus subtil, plus exigeant, c’est l’individualisme productif : celui de la responsabilité, du mérite, de la discipline, de la création de valeur. C’est l’individualisme des élites productives. Celui sur lequel Kamto théorise. Celui que les Bamiléké incarnent dans leurs pratiques économiques et sociales.

Confondre ces trois formes, c’est commettre une erreur de diagnostic. C’est prendre le poison pour le médicament, et le médicament pour la vitamine. C’est mélanger ce qui détruit, ce qui libère et ce qui construit.

4. Les élites productives : quand l’individu devient moteur collectif

Pour saisir l’individualisme de Kamto, il faut introduire une notion décisive, presque fondatrice : celle de l’élite productive. Une élite productive n’est pas une élite de privilèges, de rentes ou d’héritages. C’est une élite qui agit. Une élite qui crée des entreprises, invente des solutions, structure des réseaux, diffuse des compétences et ouvre des opportunités là où il n’y en avait pas.

Dans l’histoire, ce sont toujours ces élites productives qui ont déplacé les lignes. Des États‑Unis industriels à la Corée du Sud technologique, du Japon d’après‑guerre à Israël de l’innovation, le scénario se répète : une minorité très performante tire la société vers le haut, impose un rythme, crée un effet d’entraînement.

Dans cette perspective, l’individualisme que défend Kamto n’a rien d’un débordement. C’est une énergie. Un moteur qui pousse l’individu à se dépasser pour que le collectif avance.

Le véritable problème africain, écrit-il, n’est pas l’individualisme mais la domination d’élites extractives : des élites qui captent la richesse sans la produire, qui consomment sans créer, qui bloquent au lieu d’ouvrir. Face à elles, l’individualisme productif devient non seulement une alternative, mais une nécessité historique.

5. Le modèle bamiléké : un individualisme communautaire qui fonctionne

C’est à ce point précis que l’opposition de Fridolin Nke se fissure. Car les Bamiléké ont façonné, au fil des décennies, un modèle qui dément sa lecture rigide du rapport entre individu et communauté.

Dans l’univers bamiléké, l’individu n’est pas un danger : il est une promesse. On y valorise l’ambition comme moteur, la mobilité comme horizon, la prise de risque comme vertu, l’innovation comme nécessité, la discipline comme colonne vertébrale. La réussite personnelle n’y est jamais perçue comme une trahison du groupe. Elle est attendue, presque exigée.

Mais cette réussite ne naît jamais dans le vide. Elle s’appuie sur une communauté dense, organisée, stratifiée. Les Bamiléké ont construit des infrastructures sociales d’une puissance rare : tontines qui financent l’ascension, réseaux migratoires qui ouvrent des portes, solidarités villageoises qui sécurisent les trajectoires, parrainages économiques qui accélèrent les carrières. Ici, la communauté ne bride pas l’individu : elle le lance.

Et lorsque l’individu s’élève, il ne s’éloigne pas. Il revient. Devenu investisseur, mentor, recruteur, financeur, il irrigue ensuite le collectif qui l’a porté. Sa réussite devient une ressource commune, qui génère d’autres réussites, qui nourrissent à leur tour le groupe. Un cercle vertueux. Une élite productive endogène, née d’un individualisme communautaire — un paradoxe seulement pour ceux qui ne connaissent pas ce modèle.

Ce modèle bamiléké montre que l’individualisme n’est pas une anomalie africaine. Il est, au contraire, l’une de ses ressources les plus fécondes.

6. Pourquoi la critique de Nke manque sa cible

Lorsque Fridolin Nke qualifie Maurice Kamto « d’homme des excès », il ne pointe pas une réalité : il mélange trois registres distincts. Il confond l’individualisme égoïste, qui isole ; l’individualisme libéral, qui autonomise ; et l’individualisme productif, qui responsabilise et construit.

Dans cette confusion, il voit un excès là où Kamto voit une exigence. Il perçoit une rupture là où Kamto défend une responsabilité. Il redoute un danger là où Kamto identifie un moteur.

Mais surtout, Nke passe à côté d’un fait essentiel : le modèle bamiléké — modèle africain, ancien, profondément enraciné — repose précisément sur un individualisme productif. Un individualisme qui élève l’individu pour renforcer le groupe, qui pousse à la performance pour nourrir la communauté, qui transforme la réussite personnelle en ressource collective.

Autrement dit : ce que Nke nomme excès n’est pas une menace africaine. C’est, au contraire, l’un de ses leviers les plus puissants de développement.

L’Afrique n’a pas besoin de choisir entre l’individu et la communauté

Le débat ouvert par Fridolin Nke repose sur une illusion : celle d’un choix impossible entre individu et communauté. Comme si l’Afrique devait renoncer à l’un pour sauver l’autre. Comme si l’excellence individuelle menaçait forcément la cohésion collective.

Or le modèle bamiléké démontre exactement l’inverse. Il montre qu’un individualisme communautaire peut exister — et qu’il peut être redoutablement efficace. Un modèle où l’individu est poussé à exceller, où la communauté sert de tremplin, où l’élite produit de la valeur et où la société entière avance dans son sillage.

Dans cette perspective, l’enjeu n’est pas de condamner l’individualisme, mais de l’orienter. Canaliser cet élan. Le transformer en énergie structurante. Le rendre productif, au sens le plus concret du terme.

C’est dans cette articulation — entre responsabilité individuelle et solidarité organisée — que se joue l’avenir du développement africain. Non dans l’opposition, mais dans la combinaison.

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